lundi 15 décembre 2014

Autonomie et valeurs

« - Le projet d'une société autonome ne reste-t-il pas (autant que la simple idée d'un individu autonome), en un sens, « formel » ou « kantien », pour autant qu'il apparaît n'affirmer comme valeur que l'autonomie elle-même ? Plus précisément : une société peut-elle « vouloir » être autonome pour être autonome ? Ou encore : s'autogouverner – oui ; mais pour quoi faire ? La réponse traditionnelle est, le plus souvent : pour mieux satisfaire les besoins. La réponse à la réponse est : quels besoins ? Lorsqu'on ne risque plus de mourir de faim, qu'est-ce que vivre ?
- Une société autonome pourrait « mieux réaliser » les valeurs – ou « réaliser des valeurs autres » (sous-entendu : meilleures) ; mais lesquelles ? Et que sont des valeurs meilleures ? Comment évaluer les valeurs ? Interrogation qui prend son plein sens à partir de cette autre question « de fait » : dans la société contemporaine, existe-t-il encore des valeurs ? […] Ou y a-t-il plutôt effondrement graduel de la création culturelle et – ce qui, pour être devenu lieu commun, n'est pas nécessairement faux – décomposition des valeurs ? »
et un peu plus loin on peut lire :

« ...dans quelle mesure la destruction ou l'usure de ces « valeurs » est déjà avancée, et dans quelle mesure les nouveaux styles de comportement que l'on observe, sans doute fragmentairement et transitoirement, chez des individus et des groupes (notamment de jeunes), sont annonciateurs de nouvelles orientations et de nouveaux modes de socialisation. Je n'aborderai pas ici ce problème capital et immensément difficile. »

Extrait de « Transformation sociale et création culturelle », publié en 1979 et repris dans Fenêtre sur le chaos, Cornelius Castoriadis

dimanche 16 novembre 2014

Ni repris ni échangés - Minimal Moralia


21. Ni repris ni échangés. - Les gens ont désappris à donner. Toute entorse au principe de l'échange a quelque chose d'insensé auquel on n'arrive pas à croire ; il arrive que les enfants eux-mêmes regardent avec méfiance celui qui leur fait un cadeau, comme si ce n'était là qu'un truc publicitaire pour leur vendre des brosses ou des savonnettes. Par contre, on « fait la charité », on pratique une bienfaisance organisée, qui entreprend systématiquement de refermer les blessures visibles de la société. Dans l'organisation structurée de cette société, il n'y a déjà plus de place pour le moindre élan d'humanité ; l'aumône va même nécessairement de pair avec l'humiliation qui établit des répartitions et soupèse ce qu'il est juste de donner, bref qui traite comme un objet celui auquel on donne quelque chose. Il n'est pas jusqu’aux cadeaux que l'on se fait entre particuliers qui ne se trouvent ravalés au rang d'une fonction sociale qu'on se fait une raison de remplir, à contrecœur, en resta strictement dans les limites du budget qu'on s'est fixé, en doutant d'autrui et en se donnant le moins de mal possible. Offrir, c'est prendre plaisir à faire plaisir, en imaginant le bonheur de celui auquel on fait un cadeau. Ça veut dire choisir, y passer du temps, faire un détour, penser à autrui comme à un sujet : c'est le contraire de la distraction. Voilà justement ce dont presque plus personne n'est capable. Dans le meilleur des cas, les gens offrent ce dont ils auraient eux-mêmes envie – en un peu moins bien. Ce dépérissement du bon se traduit dans la sinistre invention des « articles-cadeaux », qui veulent dire simplement qu'on ne sait pas quoi offrir parce qu'en réalité on n'a pas vraiment envie d'offrir. Ce sont là des marchandises privées de contexte humain, comme ceux qui les achètent. Ce sont déjà des rossignols invendables, dès le premier jour. De même, la précaution qu'on prend de s'assurer qu'il sera possible d'échanger l'article choisi contre un autre, c'est comme si on disait à celui auquel on fait un cadeau : « Tiens ! voilà ton truc, fais-en ce que tu veux ; si ça ne te plaît pas, ça m'est égal ; va te prendre quelque chose d'autre à la place ». Cela dit, le caractère interchangeable de tels cadeaux est encore la solution la plus humaine : plutôt que d'offrir n'importe quoi, cela permet au moins à celui auquel on fait un cadeau de s'offrir quelque chose à lui-même, mais c'est aussi exactement le contraire d'un véritable cadeau.
Compte tenu de l'abondance des biens qui sont accessibles maintenant, même aux plus pauvres, il pourrait paraître indifférent qu'on ait ainsi tendance à ne plus offrir de cadeaux, et les considérations auxquelles on peut se livrer sur ce dépérissement du don seraient d'ordre sentimental. Mais quand bien même, dans l'actuelle surabondance du nécessaire, le don serait devenu superflu – et il n'est pas vrai qu'il en soit ainsi, tant du point de vue des personnes privées que du point de vue de la vie sociale, car il n'y a aujourd'hui personne dont avec de l'imagination on ne puisse trouver exactement ce qui le comblera de joie – il n'en reste pas moins qu'il subsisterait un manque chez ceux qui précisément n'offrent plus de cadeaux. Chez eux vont s'étioler des facultés irremplaçables, qui ne peuvent se développer que dans le contact avec la chaleur des choses et no pas seulement dans la cellule isolée de la pure intériorité. La froideur envahit tout ce qu'ils font : la parole aimable qu'ils ne prononcent pas, les égards qu'ils négligent de témoigner à autrui... Cette froideur finit par se retourner contre ceux dont elle émane. Toute relation qui n'est pas complètement défigurée, y compris sans doute ce que la vie organique porte en elle de réconciliation, tout cela est don. Celui qu'une logique trop conséquente rend incapable de donner de lui-même une chose et se condamne à une froideur glacée.

Aphorisme 21 des Minima Moralia ou La vie mutilée (1951) de Theodor Adorno

jeudi 13 novembre 2014

De quoi l'humanité a-t-elle faim ?

Dans L'institution imaginaire de la société (1975), Cornélius Castoriadis insiste sur le rôle de l'imaginaire dans la capacité qu'a la société à se définir sans cesse. Il n'y aurait pas un problème posé dans l'absolu, inspiré de lois naturelles, de besoins biologiques (c'est la vision fonctionnaliste qu'il critique) mais plutôt une dynamique qui ferait de la société entière une réponse permanente à un problème qui se pose à mesure qu'il est découvert, à mesure que l'on cherche une solution. Voici un extrait plutôt éloquant :

L'humanité a faim, c'est certain; Mais elle a faim de quoi, et comment ? elle a encore faim, au sens littéral, pour la moitié de ses membres, et cette faim il faut la satisfaire certes. Mais est-ce qu'elle n'a faim que de nourriture ? En quoi alors diffère-t-elle des éponges ou des coraux ? Pourquoi cette faim, une fois satisfaite, laisse toujours apparaître d'autres questions, d'autres demandes ? Pourquoi la vie des couches qui, de tout temps, ont pu satisfaire leur faim, ou des sociétés entières qui peuvent le faire aujourd'hui, n'est-elle pas devenue libre - ou redevenue végétale ? Pourquoi le rassasiement, la sécurité et la copulation ad libitum dans les sociétés de capitalisme moderne (un milliard d'individus) n'ont-ils pas fait surgir des individus et des collectivités autonomes ? Quel est le besoin que ces populations ne peuvent pas satisfaire ? Que l'on dise que ce besoin est maintenu constamment insatisfait par le progrès technique, qui fait surgir de nouveaux objets, ou par l'existence de couches privilégiées qui mettent devant les yeux des autres d'autres modes de le satisfaire - et l'on aura concédé ce que nous voulons dire : que ce besoin ne porte pas en lui-même la définition d'un objet qui pourrait le combler, comme le besoin de respirer trouve son objet dans l'air atmosphérique, qu'il naît historiquement qu'aucun besoin défini n'est le besoin de l'humanité. L'humanité a eu et a faim de nourriture mais elle a eu aussi faim de vêtements et puis de vêtements autres que ceux de l'année passée, elle a eu faim de voitures et de télévision, elle a eu faim de pouvoir et faim de sainteté, elle a eu faim d'ascétisme et de débauche, elle a eu faim de mystique et faim de savoir rationnel, elle a eu faim d'amour et de fraternité mais aussi faim de ses propres cadavres, faim de fêtes et faim de tragédies, et maintenant il semble qu'elle commence à avoir faim de Lune et de planètes. Il faut une bonne dose de crétinisme pour prétendre qu'elle s'est inventé toutes ces faims parce qu'elle n'arrivait pas à manger et à baiser suffisamment.

L'institution imaginaire de la société, Seuil, 1975
pages 203-204

dimanche 9 novembre 2014

Qu'est-ce qu'une norme sociale ?


Cette question part d'un constat simple : la prise de conscience d'un problème ne suffit pas à vouloir le résoudre. Il ne suffit pas de penser ni de vouloir que les choses changent pour effectivement se mettre à essayer de les changer. Ainsi, si la raison est nécessaire, elle n'est pas suffisante. Elle serait suffisante si nous étions des êtres purement rationnels. Nous ne sommes pas, en tant qu'humains non plus complètement pulsionnels. Nous sommes des êtres sociaux, appartenant à un système de symboles explicites et implicites, matériels et immatériels.
Tous nos comportements ont une valeur normative d'un point de vue social. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que la moindre nuance dans la manière que nous avons de parler, de manger, de marcher, de nous tenir debout, assis, d'interagir avec d'autres individus, avec l'environnement est significative à l'échelle de la société. Cela veut dire que nos moindres gestes mais également toutes nos croyances, nos pensées, nos représentations sont à la fois les causes et les conséquences de la dynamique sociale, puisqu'en réalité il convient aisément d'admettre que cette dynamique qu'on oppose à un idéal d'« ordre » n'est rien d'autre que la société elle-même.
Là on l'on pourrait facilement rentrer dans un débat qui opposerait la règle et la liberté, dans ce cadre de réflexion il est facile de dépasser les deux. Les normes sociales sont en ce sens les règles implicites, c'est-à-dire que l'on n'exprime ni verbalement, ni à travers des lois écrites (comme les normes juridiques qui constituent le Droit) qui nous obligent à nous comporter de telle ou telle manière (c'est leur dimension contraignante) tout en nous laissant la possibilité, le choix d'adhérer ou non à telle ou telle norme (c'est leur dimension émancipatrice). Mon propos est simple et vise à mettre en avant le fait que toutes ces règles sont les raisons de notre impuissance politique. Mais puisqu'elles fondent le mécanisme même de notre capacité d'agir politiquement (en groupes, de manière collective) c'est par ces règles que nous pourrons bouleverser le système actuel.
Cette problématique posée de la sorte peut être comprise d'une manière générale et acceptée sans grande résistance. Tout le monde s'accordera à dire qu'il existe des règles sociales qui sont nécessaires à la vie en société, tout le monde acceptera que celles-ci sont changeantes, et l'on verra facilement en quoi nous y sommes soumis. Seulement, s'il s'agit ici de faire une critique des normes sociales c'est premièrement pour en élargir la catégorie et y inclure davantage sinon la totalité de nos actions, de nos pensées, de nos affects.
Quelles que soient les lois ou la nature des lois qui gouvernent nos relations sociales, chacun-e d'entre nous agit et ré-agit en fonction des autres. La psychologie et la sociologie doivent en ce sens nous permettre de mieux voir comment des mécanismes qui paraissent aussi « purs » et indépendants tels que nos perceptions (sensibles) sont affectés par les normes sociales. Un exemple simple est le langage articulé. Il est clair que les individus d'une langue à l'autre n'entendront pas les mêmes sonorités mais ne percevront pas par exemple les mêmes nuances de couleurs, selon le vocabulaire dont ils disposent. Autrement, chacun-e peut faire l'expérience quotidienne de l'influence de ce qu'on appelle la « mode » et qui désigne le changement constant de tendances de consommation. C'est justement au-delà de ces mécanismes apparents et bien acceptés que j'aimerais nous emmener.
Les phénomènes dit « de mode » qui s'expriment à travers le langage ou la consommation sont les mêmes qui dominent notre vie quotidienne profonde. Ceci doit venir alors s'opposer à une vision intellectualiste de la politique qui mettrait en avant notre rationalité comme outil de choix. Il ne s'agit pas de dire que nos choix ne sont pas ni uniquement rationnels, ni en partie rationnels, mais que la rationalité même telle que nous la comprenons est normalisée socialement. Notre manière de réfléchir, de juger est construite socialement. Il n'y a pas d'un côté la raison et de l'autre la pression sociale. Envisager ce rapport de cette manière est déjà biaisé. Ainsi notre incapacité à nous organiser politiquement face à une crise d'une manière générale, et à des injustices localisées, ne relèverait pas seulement d'un choix politique s'appliquant à des conditions de vie sociale qui elles, seraient neutres, c'est-à-dire dénuées de valeurs éthiques ou politiques. Une des implications à mon propos est de dire qu'un mode de vie entendu comme un ensemble de normes sociales propres à un individu ou à un type de population est politique. Et par mode de vie il faut entendre, je ne fais là que répéter ce que j'ai dit plus haut, non pas simplement ce que nous désignons par mode de vie comme choix rationnels de préférence de telle ou telle solution technique proposée par la société (qui ne ferait que réduire le mode de vie à l'alimentation, le travail, le logement, la consommation) mais une totalité englobant les faits et gestes les plus anodins jusqu'aux symboles les plus ancestraux.
Cela doit pointer un fait essentiel : tout est politique. Et s'il faut enfin rentrer dans des considérations pratiques, concrètes en prenant des situations de problématiques liées à l'écologie, au sexisme, au spécisme, on pourrait commencer en disant que la moindre interaction avec la nature, avec une personne de sexe opposée ou avec un animal non-humain s'inscrit dans un double rapport : la contrainte de dériver et de répondre à des normes établies, et la liberté parfois nécessité de se défaire de ces normes. Et c'est là qu'il faut être prudent et ne pas croire que se défaire des normes établies c'est pouvoir se défaire des normes en général. Sortir d'une norme, ne pas répondre à une règle n'est pas pour autant se situer comme a-normal, en dehors de toute norme. C'est au contraire, en vue de la liberté comme autonomie, décider soi-même de la norme, créer une autre norme.
Par abus de langage on peut dire d'un comportement qu'il est anormal parce qu'il ne correspond pas à la norme majoritaire, mais il est toujours en un sens normal dans la mesure où les règles sociales ne s'explicitant pas, elles s'énoncent en se faisant. Ainsi choisir un mode de vie différent c'est décider de faire de celui-ci une norme alternative, c'est vouloir qu'une autre règle vienne remplacer l'ancienne. On peut aussi résumer cette idée en disant que l'on choisit toujours ou bien de perpétuer un système, ou bien d'aller contre.
Ainsi une habitude alimentaire comme tradition culturelle ne peut se justifier en disant que c'est « normal ». Cela revient à une tautologie. Si je demande pourquoi manger de la viande est une habitude alimentaire acceptée et défendue dans une société, je demande pourquoi celle-ci est-elle instituée, normalisée. La question est alors de savoir qu'est-ce qui justifie qu'un comportement aie plus de valeur qu'un autre. Répondre que c'est parce que c'est normal n'apporte donc rien au problème. Mais c'est pourtant cette dynamique qui semble justifier des attitudes collectives. Ce n'est donc pas simplement la préférence sensible ou le choix rationnel, mais le fait de suivre ou non les autres dans la conservation ou l'élaboration d'une norme sociale.

mercredi 27 août 2014

Judith BUTLER - Qu'est-ce qu'une vie bonne ?

Traduit de l'anglais et préfacé par Martin Rueff, ce texte fut prononcé lors du prix Adorno 2012.
 Elle tentera de répondre la question suivante : comment pourrais-je mener une vie bonne ?

Biopolitique : les sans deuil

Judith Butler entend par biopolitique l'ensemble des pouvoirs qui ont une emprise sur nos vies, sur nos corps et distinguent certaines vies des autres en leur refusant une dignité, en les laissant dans la précarité, ces vies qu'elle dit "sans deuil". Quelles sont les vies qui comptent ? Il semble y avoir en effet des vies qui ne sont pas reconnues, dont on nie les droits. Ce critère limitant d'une vie socialement reconnue serait donc le fait de pleurer ou non la mort.
Ceci nous amène à évaluer chacune de nos vies en rapport avec les autres et les structures, processus vitaux qui produisent ces formes d'effacement et d'inégalité [...] en outre ma vie se trouve impliquée dans les pouvoirs qui décident quelles vies importent plus que les autres ; quelles personnes peuvent devenir des modèles pour tous les êtres vivants, et qui aura une vie qui n'est pas une vie dans les termes contemporains qui décident de la valeur des être vivants.

Avant donc de réfléchir à ma propre vie bonne, je dois prendre conscience que ma vie est une vie sociale plus étendue, articulée à d'autres êtres vivants. Et avant de réfléchir à la vie bonne, il faut avoir une vie. Il faut survivre avant de vivre, sans que la moralité ne soit déjà là.
J. Butler rejette la thèse de Hannah Arendt selon laquelle seule la vie bonne rend la vie digne d'être vécue. Pour cela elle retrace la réflexion dressée dans Human condition qui part d'une séparation corps/esprit pour aboutir à une distinction public/privé qui n'est pas satisfaisante, au contraire. Il s'agit en effet de réhabiliter le corps et l'espace privé comme lieux importants de l'action politique en prenant comme exemple la souffrance d'un accouchement comparativement à la souffrance du travailleur lambda. Ainsi on est invité à partir de Arendt à penser une nouvelle politique du corps. Dès qu'il y a souffrance ou précarité, il s'agit de les transformer dans la vie de l'action et de la pensée. Pour Butler évidemment, le "corps politique" existe avant même de dépasser les simples conditions matérielles de sa survie que l'on voudrait ranger dans la case "prépolitique" et qu'elle dénonce chez H. Arendt comme refoulement de la dépendance.

Et en effet, c'est justement la critique de cette dépendance refoulée qui constitue le point de départ d'une nouvelle politique des corps susceptible, en d'autres termes, de rendre compte de la relation qui existe entre précarité et performativité.  (p.84)
Il faut entendre par performativité en suivant J. Austin l'idée que des choses apparemment anodines comme des postures, des remarques prononcées, etc sont des actions car elles ont des effets. On pourrait comprendre d'une manière simple que toute action, toute pensée, toute parole est politique dans le sens où elle nous fait agir d'une manière ou d'une autre (et rejeter l'idée que seule la "production" aurait le privilège de l'action politique).

Si la survie est bien le préréquisit de toute revendication à une vie bonne, celle-ci ne suffit pas, précisément parce que nous survivons pour vivre, et que autant la vie suppose la survie, autant elle doit être bien autre chose que la survie pour être vivable. On peut bien survivre sans être capable de vivre sa vie. Et dans certains cas, il ne vaut certainement pas la peine de survivre dans de telles conditions. (p.89)
Judith Butler défend l'idée de dépendance et d'interdépendance comme nécessaires :  aucune créature humaine ne survit ni ne subsiste sans la dépendance d'un environnement qu lui assure une assistance, des formes sociales de relations, des formes économiques qui supposent et structurent l'interdépendance. (p.91). Elle met en garde cependant contre l'amalgame entre dépendance et exploitation, bien que la forme sociale la plus répandue et la plus obvie de dépendance soit celle qui unie le travailleur à son patron. Il s'agit plutôt de montrer quelles sont les formes de dépendance qui rendent les individus vulnérables et qui menacent leur existence.

Car il faut admettre que malgré le système qui peut aller contre notre désir de vivre et de bien vivre, nous pouvons prétendre à une vie bonne. Seulement cela génère une distribution inégale de la vulnérabilité : celle-ci peut-être projetée et déniée ou exploitée et manipulée dans un processus de production et de naturalisation des formes de l'inégalité sociale. L'auteure associe la vulnérabilité sociale, la précarité à la dépendance. Il y aurait certes d'un côté les oppresseurs et les opprimés mais on pourrait diviser la société entre les indépendants et celles et ceux qui dépendent des autres, renforçant par exemple des formes de paternalisme.
 
Résistance

La vulnérabilité  constituerait selon elle une condition et dimension précontractuelle (qu'on ne pourrait contractualiser) de nos relations sociales. De la question morale individuelle nous déployons rapidement les enjeux d'une politique, d'une perspective de justice sociale. Il faut donc articuler la vie bonne individuelle, celle du "moi", avec la vie économique et sociale. La vie bonne que l'on recherche est à la fois la vie qui serait bonne pour chacun mais c'est d'abord "ma" vie vécue en tant que sujet. Toute vie dépend de la vie des autres et de l'organisation de la Vie.

La vie bonne se trouverait en luttant contre la vie mauvaise, en reprenant la citation d'Adorno :

La vie elle-même est si déformée et distordue que nul ne peut y mener une vie bonne ou y accomplir son destin d'être humain. J'irais presque jusqu'à dire que, compte tenu de la manière dont le monde est organisé, la plus élémentaire exigence d'intégrité et de décence ne peut que pousser chacun d'entre nous à protester.
 Problems of Moral Philosophy

De là J. Butler se demande si la résistance peut se réduire à la protestation et si celle-ci serait la forme sociale que la vie bonne devrait prendre aujourd'hui. Résister est-ce plus que refuser un mode de vie ?
En fait, si la résistance consiste à créer un nouveau mode de vie, une vie plus vivable qui s'oppose à la distribution différenciée de la précarité, alors les actes de résistance diront non à certains modes de vie alors qu'ils diront oui à d'autres.
Selon moi, si l'action concertée qui caractérise la résistance peut se trouver dans l'acte de langage verbal ou dans la lutte héroïque, elle doit aussi être recherchée dans les gestes de refus des corps (silence, action, refus de l'action), qui caractérisent ces mouvements qui mettent en œuvre les principes démocratiques de l'égalité et les principes économiques de l'interdépendance, à travers les actions mêmes par lesquelles ils revendiquent une nouvelle forme de vie plus radicalement démocratique et plus substantiellement interdépendante. Un mouvement social est lui-même une forme sociale, et quand un mouvement social appelle de ses vœux une nouvelle forme de vie vivable, alors il se doit, à ce moment-là, de mettre en acte les principes mêmes qu'il tente de réaliser. Et quand cela fonctionne, on trouve à l'oeuvre dans de tels mouvements la transformation en acte performative de la démocratie radicale qui peut seule exprimer ce que pourrait vouloir dire mener une vie bonne au sens d'une vie vivable. (p.108)

 Pour conclure son discours, elle souligne le but de mouvements sociaux portés contre la précarité, non pas contre la vulnérabilité ou la dépendance, mais pour rendre ces dernières supportables, vivables. Une vie bonne sera alors une vie vécue avec les autres, qui ne serait pas une vie sans les autres car nous avons besoin les uns des autres.

lundi 12 mai 2014

Axel HONNETH - La société du mépris


La société du mépris vers une nouvelle Théorie critique

Plan
1. Les pathologies du social – 2. Une pathologie sociale de la raison – 3. Une critique comme « mise à jour » - 4. La Théorie critique de l'Ecole de Francfort et la théorie de la reconnaissance – 5. La dynamique du mépris – 6. Conscience morale et domination de classe – 7. Invisibilité : sur l'épistémologie de la « reconnaissance » - 8. La reconnaissance comme idéologie – 9. Les paradoxes du capitalisme – 10. Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l'individuation – 11. Théorie de la relation d'objet et identité post-moderne.

1. Les pathologies du social. Tradition et actualité de la philosophie sociale.

Questions
- Quelles sont les conditions d'une libre réalisation de soi ?
- Comment une communauté peut garantir à ses membres une vie bonne et juste ?
- Quelle est l'origine de l'échec du processus de civilisation humaine ?
*Rousseau dit que c'est dans la communication interhumaine
*Horkheimer et Adorno la situent dans le premier acte d'un utilisation rationnelle des processus naturels.
- Comment un pouvoir totalitaire est possible socialement ?
*Arendt fait le diagnostic pointu et reconnu de la prédominance de types d'activités menés d'un point de vue instrumental qui risque de dissoudre la sphère de l'agir communicationnel.(p.84).
- Quels sont les critères qui permettent de définir les pathologies du social ?
- Quel type de connaissance la philosophie sociale cherche-t-elle à obtenir ? Quels problèmes centraux fondent cette discipline ?
***
La philosophie sociale est pratique. Elle s'inscrit aux côtés de la philosophie politique mais le cul entre deux chaises, entre les différentes sciences et disciplines. Il s'agit d'abord de trouver les liens. La tâche de la philosophie sociale est de faire le diagnostic des évolutions sociales pathogènes : la critique de la civilisation. En s'appuyant sur Rousseau, il faut expliciter les critères éthiques qui permettent d'appréhender certains processus en termes de pathologies. Il s'agit ensuite de montrer comme cette philosophie s'est développée avec la sociologie, comme recherche empirique. Contrairement à la philosophie morale ou politique, il s'agit d'expliciter les critères d'une vie sociale réussie.
Avec Rousseau, contrairement à la recherche d'un ordre social convenable ou juste, on recherche à mettre en évidence les limitations d'une nouvelle forme de vie pour la réalisation de soi de l'homme. Honneth revient sur l'état de nature dans lequel l'homme aurait une tendance à la conservation de soi, la pitié (simplement réagir quand on voit l'autre souffrir). La pitité chez Rousseau jouerait un rôle de vertu naturelle. Il y aurait un rapport à soi naturel perverti dans la société civile. Mais cela vient de sa prémisse d'isolement total de l'état de nature. Honneth oppose les deux schémas rousseauiste et hobbesien : le premier part d'un laisser-faire généralisé tranquille pour aller vers une société néfaste, le second à l'inverse part d'un compétition qui se dénoue dans la société. Il fait de Rousseau le fondateur de la philosophie sociale moderne en soulignant la thèse : « le sauvage vit en lui-même ; l'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres »1. Au delà de la légitimité politique ou morale, il s'agit de s'interroger sur les limites structurelles que la vie sociale impose à l'être humain dans sa quête de réalisation de soi.
Pour Hegel, la pathologie de son époque est la perte de liberté subjective et donc à l'opposé de Rousseau, un individualisme exacerbé marquant l'atomisation de la société, l'apathie politique et la paupérisation. Marx dans ses écrits de jeunesse souligne beaucoup la dimension économique, à travers le travail autodéterminé comme seul processus de réalisation de soi. Il développe à partir de cela une critique de l'aliénation sociale : ce qui constitue la qualité essentielle de l'être humain c'est sa capacité à s'objectiver dans le produit de son travail et par cela à parvenir à la conscience de soi. C'est le travail salarié du capitalisme qui enlève le contrôle sur l'activité et prive l'homme d'une perspective de vie bonne. Les conséquences sont une aliénation sociale sous quatre formes : le sujet est entravé dans la réalisation de ses qualités humaines, il devient étranger à sa propre personne, au produit de son travail et à tous ses congénères. Le capitalisme est à voir comme une pathologie et pas seulement comme une forme de rapports sociaux injustes.
Marx recourt à la réification comme obligation de valorisation propre au capitalisme et qui maintient les sujets dans une sorte d'erreur catégorielle permanente vis-à-vis de la réalité : sous à la pression économique ils ne voient la réalité dans son ensemble que sur le modèle d'entités réifiées. Ce processus est à critiquer car il détruit les conditions de réalisation de soi.
Honneth s'interroge ensuite sur les liens entre philosophie sociale et sociologie, entre anthropologie et philosophie de l'histoire. Idée que toute pratique humaine ne peut être qu'aliénée et donc pathologique. Quel sens au diagnostic de l'aliénation ? Weber en suivant Nietzsche aurait vu la relativité des jugements de valeur, et voulu retirer des sciences humaines toute position axiologique. D'un côté on aurait l'anthropologie philosophique qui cherche comment l'homme se distingue de l'animal, de l'autre une philosophie de l'histoire dépassée par l'historicisme. Ces deux courants jouant un rôle important en philosophie sociale. Chez Hegel les qualités humaines arrivent au terme historique et non pas depuis l'origine naturelle.
Un certain Plessner soutient que les transformations structurelles à un niveau politique sont incompatibles avec les conditions de construction de l'identité de l'homme. Ce ne serait pas le capitalisme, mais sa réaction, sa protestation antibourgeoise, de gauche comme de droite qui conduirait à un communautarisme pathologique. (p70). C'est la question de la réalisation de soi qui motive le questionnement anthropologique. Plessner conclue que l'émergence de communautés sociales fait disparaître toute chance de parvenir à une réalisation de soi autonome. Comment atteindre un point de vue qui soit le plus possible détaché de tout lien axiologique particulier, en procédant à un jeu de corrections mutuelles entre des hypothèses de départ empiriques et des préférences axiologiques ? Il s'agit en effet de faire de la philosophie sociale détachée d'un jugement éthique ? Pour Lukacs se référer à des valeurs est déjà un symptôme d'une pathologie sociale dont il importe de prendre conscience. La contrainte de calcul rationnel impliquée par le type capitaliste d'échange marchand mène à la réification, qui est une pathologie qui s'applique tant au « fait » empirique qu'à la « valeur » éthique. Pour lui la vie sociale du présent est dominée par une fausse abstraction.
Dans les années 1920, 1930 se développe la recherche d'un diagnostic du temps présent, relevant de la philosophie sociale à teneur anthropologique. Erich Fromm, Alexander Mitscherlich ou Herbert Marcuse s'appuient sur Freud et des connaissances psychanalytiques pour mettre en évidence les effets corrupteurs de l'organisation capitaliste du travail. De même, Arendt, Adorno et Horkheimer ont critiqué le totalitarisme du stalinisme, opposé au capitalisme et fermant une voie possible de révolution. Avec La dialectique de la raison domine la question de la possibilité historique du totalitarisme dans l'horizon de la philosophie sociale. L'avènement du totalitarisme est l'échec du processus civilisationnel. Quelle en est la cause ? La domination instrumentale, réappropriation de la thèse weberienne de la rationnalisation : une raison devenue totalitaire.
Pour Arendt, la naissance de la dictature totalitaire est comprise comme la conséquence d'une pathologie sociale qui n'a pu se développer qu'au cœur de sociétés modernes. Elle soutient que « seule l'existence d'une sphère sociale de publicité politique peut offrir à l'homme une chance de mener une vie réussie ». (p82). La domination totalitaire serait une forme achevée spécifique de la tendance générale à l'aliénation.

Dans les années 1960 et 1970 se pose la question de la justification méthodologique des pathologies sociales. Que faire de la perspective aristotélicienne selon laquelle l'État serait le but a priori de toute autoréalisation de l'être humain ? La question éthique avec Rousseau est plutôt d'abord la suivante : comment la vie sociale s'organise-t-elle de façon à ce qu'une vie réussie soit possible parmi les êtres humains. Ce n'est donc plus le point de vue aristotélicien mais un point de vue général, et non plus l'État mais la société qui est interrogée. C'est en cela que la philosophie sociale se distingue de la philosophie politique. Cette discipline ne se veut pas une théorie positive mais bien critique d'un état de la société, ressenti comme aliéné, réifié ou malade. C'est pourquoi le vocabulaire de la médecine est utilisé : on fait un diagnostic et on décèle des pathologies : comme un dysfonctionnement organique que le diagnostic doit révéler ou déterminer. On peut se demander alors à quelles normes se réfère-t-on. La normalité est visée comme produite par une culture, d'une manière descriptive. Mais cela ne suffit pas : « Mais, comme cela ne suffit pas à répondre à toutes ses exigences, la philosophie sociale, depuis le début, choisi la voie qui va dans la direction d'une éthique formelle : ce qui doit prévaloir et former le cœur me de la normalité d'une société, indépendamment de toute culture, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi ». (p.88)
La philosophie sociale traite de phénomènes que l'on retrouve à l'échelle psychologique, Sartre utilise par exemple l'expression de « névrose collective ». Qu'ont en commun alors les diverses représentations de la normalité ? Au final « c'est la représentation éthique de la normalité sociale, laquelle dépend de la possibilité de parvenir à la réalisation de soi, qui fournit le critère d'appréciation des pathologies sociales. » (p.90). Une première thèse méthodologique inscrit la philosophie sociale dans la perspective éthique selon laquelle l'explicitation de ce qui est « bon » dépend d'exigences uniquement formelles. Celle-ci se confronte à une pluralité d'ideaux normatifs opposant notamment individualisme et communautarisme. Comme une bonne société est une société qui doit permettre la réalisation de soi, il faut d'abord se mettre d'accord sur ce qu'est une bonne réalisation de soi : individualisme ou collectivisme ? Une autre alternative importante concernant les besoins de l'individu oppose un retour à l'état de nature originel porté par Rousseau, et une anticipation d'un savoir avec Lukacs et Hegel.
« Et ce qui devait s'imposer pour la philosophie de l'histoire se révéla rapidement tout aussi fondé pour l'anthropologie philosophique : pourquoi ses données empiriques de départ ne seraient-elles pas aussi le produit d'une culture déterminée qui projette ses valeurs soustraites à la réflexion sur les dispositions naturelles de tout être humain? » (p. 94).
Se pose alors la question des causes de la baisse de la confiance des sujets dans leur monde environnant, de la destruction de la pratique intersubjective de l'entente politique, ou de l'entente communicationnelle, etc... on pourrait critiquer en ce sens l'extension des activités techniques, l'industrialisation rapide qui stimule les envies de consommation...
Honneth présente aussi l'œuvre de Foucault qui élucide certains liens entre une société disciplinaire et les individus, par son analyse des pouvoirs et des savoirs. « C'est grâce à ce perspectivisme, c'est-à-dire en soutenant la thèse selon laquelle la vérité de prétentions cognitives se mesure seulement et exclusivement au degré de leur application sociale, que Foucault a inité tout un mouvement philosophique […] dans toute norme transcendant son contexte, et encore davantage dans toute référence à une prétendue nature humaine, il ne faut rien voir d'autre qu'une construction exprimant un rapport de pouvoir » (p. 97). La philosophie sociale serait tributaire de la possibilité de fondation d'une éthique formelle. Honneth revient sur le travail de Habermas et de formalisation de l'éthique par la communication.



2. Une pathologie sociale de la raison : sur l'héritage intellectuel de la théorie critique

En tant que figure contemporaine de l'École de Francfort, Honneth entend bien montrer l'actualité de la Théorie critique. La première difficulté serait le manque d'unité entre ses auteurs, et à l'intérieur des œuvres des auteurs eux-mêmes. Il faut bien sûr regarder le contexte historico-politique et son influence sur la critique sociale menée. On distingue alors une variété d'approches, soit positive avec le jeune Horkheimer, Marcuse ou Habermas, ou une forme négative avec Adorno ou Benjamin. Mais à l'arrière-plan réside toujours une conception : « un processus historique de développement est déformé par les relations sociales dans un sens tel que l'on ne puisse y remédider que de manière pratique » (p. 103). Honneth veut dans cet article clarifier la relation qui fait reposer la critique sociale sur les exigences d'une raison qui se développerait dans l'histoire ; faire ressortir le noyau éthique de cette idée propre à la Théorie critique, comme un forme déficiente de rationalité sociale ; et montre comment le capitalisme peut être compris comme une cause de cette déformation ; enfin il s'agit de dépasser la souffrance sociale.

3. La critique comme « mise à jour » La dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale

On part d'une définition partagée avec Adorno et Horkheimer de la modernité comme une « rationalisation technique s'exerçant sur l'intégralité de la vie et dont les effets croissants méritent d'être interprétés et évalués ». Dans cet article encore il s'agit de montrer comment la philosophie sociale est née de l'insuffisance des autres disciplines comme la philosophie de l'histoire, la philosophie politique, la psychologie, la sociologie... l'objectif étant de fournir un cadre propre à une critique de la société qui soit systémique et débouchant sur des critères transcendants. Honneth entend défendre l'œuvre de ses maîtres en montrant leur rôle critique, en soulignant les arguments présents dans l'ouvrage. Il distingue deux carences (dont on pourrait établir les liens)  : l'injustice sociale et la pathologie, et finit par faire apparaître à quel point les rapports sociaux en vigueur ont un caractère pathologique.

4. La Théorie critique de l'École de Francfort et la théorie de la reconnaissance

Cette partie de l'ouvrage est un échange avec Olivier Voirol. ll s'agit toujours d'affirmer le rôle contemporain de la Théorie critique qui est plus qu'une tradition historique de pensée. Se pose la question des fondements normatifs d'une théorie de la société. Selon Honneth il faut insister sur la volonté de fonder une théorie du social, pour ensuite en déceler les pathologies. Quelle forme devrait prendre une théorie critique qui entend se rattacher à des mouvements sociaux ? Quels liens peut-on établir ? Cela doit dépasser la simple dénonciation de la domination, et s'orienter normativement. En revenant sur son ouvrage important La Lutte pour la reconnaissance Honneth explique qu'on ne peut bien définir le social que « si nous le comprenons comme un champ de luttes et de confrontations sociales ». En ce sens il reconnaît son héritage marxien poursuivi en un sens par Habermas, dans cette tension entre entente et antagonisme.
Se pose également la question de la raison instrumentale opposée à la mimésis chez Adorno ou l'agir communicationnel de Habermas. Il dénonce une attitude scientiste face à la réalité, et envisage ses équivalents dans le milieu social. La reconnaissance et la connaissance seraient alors deux modes de rationalité. L'idée est de comprendre comment une théorie critique s'inscrit dans une théorie de la rationalité, notamment après Habermas.
Enfin Honneth tranche avec le projet de convergence vers la philosophie politique pour privilégier l'étude des pathologies sociales des sociétés modernes capitalistes comme objet de la philosophie sociale. La question porte sur le lien entre ordre social et réalisation de soi.

5. La dynamique du mépris. D'où parle une théorie critique de la société ?

En partant de son héritage hégélien, « comme seul élément théorique qui puisse fonctionner comme un trait identifiant » Honneth montre encore la situation de la philosophie sociale. On relit dans cette partie plus ou moins les mêmes idées que celles rencontrées juste avant.

6. Conscience morale et domination de classe. De quelques difficultés dans l'analyse des potentiels normatifs d'action

« L'effondrement de la confiance du marxisme en la révolution constitue l'expérience cruciale de la Théorie critique de l'École de Francfort » (p. 203). « Le système social du capitalisme tardif a pu se maintenir jusqu'à présent parce que les préjudices pratico-moraux subis par la classe des travailleurs salariés ont été largement compensés sur le plan matériel et détournés vers une attitude de consommation privée » (p. 205). Honneth critique Habermas et entend mettre en avant les formes d'expression et les conditions de formulation des conceptions morales dans certaines classes, et comment les modes de manifestation des sentiments d'injustice sociale dépendent aussi de l'efficacité du contrôle social. Les conséquences seraient une reproduction des conflits de classes sous des formes nouvelles, cachées.
« Cela signifierait qu'un potentiel d'exigences de justice, de besoins et d'idées du bonheur se trouve inscrit en creux dans un sentiment d'injustice qui pour des raisons socio-structurelles ne se cristallise certes pas dans des projets d'une société juste, mais qui peut néanmoins indiquer les voies inexplorées d'un progrès moral » (p. 212). Honneth tente de décrire le mécanisme de la domination normative de classe à travers le contrôle social, par exemple et d'autres processus d'exclusion culturelle (Foucault et l'interdit du discours...) et d'individualisation institutionnelle qui va à l'encontre d'une entente communicationnelle. « Mon hypothèse est que des processus de ce genre peuvent aussi être compris comme des composantes d'une politique d'individualisation destinée à contrôler le ssentiments d'injustice sociale : ils atomisent l'expérience des conditions de vie et rendent ainsi plus difficile l'identification communicationnelle de l'injustice sociale » (p. 216).

Auteurs : Rousseau, Hegel, Marx, Nietzsche, Weber, Lukacs, Plessner, Freud, Durkheim, Bataille, Dewey, Adorno, Horkheimer, Arendt, Habermas, Taylor, Castoriadis, Aristote, Foucault, Nussbaum, Schiller, Rorty, Simmel, Wittgenstein

Mots-clés : aliénation, fascisme, stalinisme, sociologie, capitalisme, réification, réalisation de soi, valeurs, communauté, rationnalisation, domination, marchandisation, désanchantement, individualisme, collectivisme, industrialisation, modernité, philosophie politique, philosophie de l'histoire, psychologie, sociologie, émancipation, raison instrumentale, matérialisme historique,
1Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes