dimanche 16 novembre 2014

Ni repris ni échangés - Minimal Moralia


21. Ni repris ni échangés. - Les gens ont désappris à donner. Toute entorse au principe de l'échange a quelque chose d'insensé auquel on n'arrive pas à croire ; il arrive que les enfants eux-mêmes regardent avec méfiance celui qui leur fait un cadeau, comme si ce n'était là qu'un truc publicitaire pour leur vendre des brosses ou des savonnettes. Par contre, on « fait la charité », on pratique une bienfaisance organisée, qui entreprend systématiquement de refermer les blessures visibles de la société. Dans l'organisation structurée de cette société, il n'y a déjà plus de place pour le moindre élan d'humanité ; l'aumône va même nécessairement de pair avec l'humiliation qui établit des répartitions et soupèse ce qu'il est juste de donner, bref qui traite comme un objet celui auquel on donne quelque chose. Il n'est pas jusqu’aux cadeaux que l'on se fait entre particuliers qui ne se trouvent ravalés au rang d'une fonction sociale qu'on se fait une raison de remplir, à contrecœur, en resta strictement dans les limites du budget qu'on s'est fixé, en doutant d'autrui et en se donnant le moins de mal possible. Offrir, c'est prendre plaisir à faire plaisir, en imaginant le bonheur de celui auquel on fait un cadeau. Ça veut dire choisir, y passer du temps, faire un détour, penser à autrui comme à un sujet : c'est le contraire de la distraction. Voilà justement ce dont presque plus personne n'est capable. Dans le meilleur des cas, les gens offrent ce dont ils auraient eux-mêmes envie – en un peu moins bien. Ce dépérissement du bon se traduit dans la sinistre invention des « articles-cadeaux », qui veulent dire simplement qu'on ne sait pas quoi offrir parce qu'en réalité on n'a pas vraiment envie d'offrir. Ce sont là des marchandises privées de contexte humain, comme ceux qui les achètent. Ce sont déjà des rossignols invendables, dès le premier jour. De même, la précaution qu'on prend de s'assurer qu'il sera possible d'échanger l'article choisi contre un autre, c'est comme si on disait à celui auquel on fait un cadeau : « Tiens ! voilà ton truc, fais-en ce que tu veux ; si ça ne te plaît pas, ça m'est égal ; va te prendre quelque chose d'autre à la place ». Cela dit, le caractère interchangeable de tels cadeaux est encore la solution la plus humaine : plutôt que d'offrir n'importe quoi, cela permet au moins à celui auquel on fait un cadeau de s'offrir quelque chose à lui-même, mais c'est aussi exactement le contraire d'un véritable cadeau.
Compte tenu de l'abondance des biens qui sont accessibles maintenant, même aux plus pauvres, il pourrait paraître indifférent qu'on ait ainsi tendance à ne plus offrir de cadeaux, et les considérations auxquelles on peut se livrer sur ce dépérissement du don seraient d'ordre sentimental. Mais quand bien même, dans l'actuelle surabondance du nécessaire, le don serait devenu superflu – et il n'est pas vrai qu'il en soit ainsi, tant du point de vue des personnes privées que du point de vue de la vie sociale, car il n'y a aujourd'hui personne dont avec de l'imagination on ne puisse trouver exactement ce qui le comblera de joie – il n'en reste pas moins qu'il subsisterait un manque chez ceux qui précisément n'offrent plus de cadeaux. Chez eux vont s'étioler des facultés irremplaçables, qui ne peuvent se développer que dans le contact avec la chaleur des choses et no pas seulement dans la cellule isolée de la pure intériorité. La froideur envahit tout ce qu'ils font : la parole aimable qu'ils ne prononcent pas, les égards qu'ils négligent de témoigner à autrui... Cette froideur finit par se retourner contre ceux dont elle émane. Toute relation qui n'est pas complètement défigurée, y compris sans doute ce que la vie organique porte en elle de réconciliation, tout cela est don. Celui qu'une logique trop conséquente rend incapable de donner de lui-même une chose et se condamne à une froideur glacée.

Aphorisme 21 des Minima Moralia ou La vie mutilée (1951) de Theodor Adorno

jeudi 13 novembre 2014

De quoi l'humanité a-t-elle faim ?

Dans L'institution imaginaire de la société (1975), Cornélius Castoriadis insiste sur le rôle de l'imaginaire dans la capacité qu'a la société à se définir sans cesse. Il n'y aurait pas un problème posé dans l'absolu, inspiré de lois naturelles, de besoins biologiques (c'est la vision fonctionnaliste qu'il critique) mais plutôt une dynamique qui ferait de la société entière une réponse permanente à un problème qui se pose à mesure qu'il est découvert, à mesure que l'on cherche une solution. Voici un extrait plutôt éloquant :

L'humanité a faim, c'est certain; Mais elle a faim de quoi, et comment ? elle a encore faim, au sens littéral, pour la moitié de ses membres, et cette faim il faut la satisfaire certes. Mais est-ce qu'elle n'a faim que de nourriture ? En quoi alors diffère-t-elle des éponges ou des coraux ? Pourquoi cette faim, une fois satisfaite, laisse toujours apparaître d'autres questions, d'autres demandes ? Pourquoi la vie des couches qui, de tout temps, ont pu satisfaire leur faim, ou des sociétés entières qui peuvent le faire aujourd'hui, n'est-elle pas devenue libre - ou redevenue végétale ? Pourquoi le rassasiement, la sécurité et la copulation ad libitum dans les sociétés de capitalisme moderne (un milliard d'individus) n'ont-ils pas fait surgir des individus et des collectivités autonomes ? Quel est le besoin que ces populations ne peuvent pas satisfaire ? Que l'on dise que ce besoin est maintenu constamment insatisfait par le progrès technique, qui fait surgir de nouveaux objets, ou par l'existence de couches privilégiées qui mettent devant les yeux des autres d'autres modes de le satisfaire - et l'on aura concédé ce que nous voulons dire : que ce besoin ne porte pas en lui-même la définition d'un objet qui pourrait le combler, comme le besoin de respirer trouve son objet dans l'air atmosphérique, qu'il naît historiquement qu'aucun besoin défini n'est le besoin de l'humanité. L'humanité a eu et a faim de nourriture mais elle a eu aussi faim de vêtements et puis de vêtements autres que ceux de l'année passée, elle a eu faim de voitures et de télévision, elle a eu faim de pouvoir et faim de sainteté, elle a eu faim d'ascétisme et de débauche, elle a eu faim de mystique et faim de savoir rationnel, elle a eu faim d'amour et de fraternité mais aussi faim de ses propres cadavres, faim de fêtes et faim de tragédies, et maintenant il semble qu'elle commence à avoir faim de Lune et de planètes. Il faut une bonne dose de crétinisme pour prétendre qu'elle s'est inventé toutes ces faims parce qu'elle n'arrivait pas à manger et à baiser suffisamment.

L'institution imaginaire de la société, Seuil, 1975
pages 203-204

dimanche 9 novembre 2014

Qu'est-ce qu'une norme sociale ?


Cette question part d'un constat simple : la prise de conscience d'un problème ne suffit pas à vouloir le résoudre. Il ne suffit pas de penser ni de vouloir que les choses changent pour effectivement se mettre à essayer de les changer. Ainsi, si la raison est nécessaire, elle n'est pas suffisante. Elle serait suffisante si nous étions des êtres purement rationnels. Nous ne sommes pas, en tant qu'humains non plus complètement pulsionnels. Nous sommes des êtres sociaux, appartenant à un système de symboles explicites et implicites, matériels et immatériels.
Tous nos comportements ont une valeur normative d'un point de vue social. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que la moindre nuance dans la manière que nous avons de parler, de manger, de marcher, de nous tenir debout, assis, d'interagir avec d'autres individus, avec l'environnement est significative à l'échelle de la société. Cela veut dire que nos moindres gestes mais également toutes nos croyances, nos pensées, nos représentations sont à la fois les causes et les conséquences de la dynamique sociale, puisqu'en réalité il convient aisément d'admettre que cette dynamique qu'on oppose à un idéal d'« ordre » n'est rien d'autre que la société elle-même.
Là on l'on pourrait facilement rentrer dans un débat qui opposerait la règle et la liberté, dans ce cadre de réflexion il est facile de dépasser les deux. Les normes sociales sont en ce sens les règles implicites, c'est-à-dire que l'on n'exprime ni verbalement, ni à travers des lois écrites (comme les normes juridiques qui constituent le Droit) qui nous obligent à nous comporter de telle ou telle manière (c'est leur dimension contraignante) tout en nous laissant la possibilité, le choix d'adhérer ou non à telle ou telle norme (c'est leur dimension émancipatrice). Mon propos est simple et vise à mettre en avant le fait que toutes ces règles sont les raisons de notre impuissance politique. Mais puisqu'elles fondent le mécanisme même de notre capacité d'agir politiquement (en groupes, de manière collective) c'est par ces règles que nous pourrons bouleverser le système actuel.
Cette problématique posée de la sorte peut être comprise d'une manière générale et acceptée sans grande résistance. Tout le monde s'accordera à dire qu'il existe des règles sociales qui sont nécessaires à la vie en société, tout le monde acceptera que celles-ci sont changeantes, et l'on verra facilement en quoi nous y sommes soumis. Seulement, s'il s'agit ici de faire une critique des normes sociales c'est premièrement pour en élargir la catégorie et y inclure davantage sinon la totalité de nos actions, de nos pensées, de nos affects.
Quelles que soient les lois ou la nature des lois qui gouvernent nos relations sociales, chacun-e d'entre nous agit et ré-agit en fonction des autres. La psychologie et la sociologie doivent en ce sens nous permettre de mieux voir comment des mécanismes qui paraissent aussi « purs » et indépendants tels que nos perceptions (sensibles) sont affectés par les normes sociales. Un exemple simple est le langage articulé. Il est clair que les individus d'une langue à l'autre n'entendront pas les mêmes sonorités mais ne percevront pas par exemple les mêmes nuances de couleurs, selon le vocabulaire dont ils disposent. Autrement, chacun-e peut faire l'expérience quotidienne de l'influence de ce qu'on appelle la « mode » et qui désigne le changement constant de tendances de consommation. C'est justement au-delà de ces mécanismes apparents et bien acceptés que j'aimerais nous emmener.
Les phénomènes dit « de mode » qui s'expriment à travers le langage ou la consommation sont les mêmes qui dominent notre vie quotidienne profonde. Ceci doit venir alors s'opposer à une vision intellectualiste de la politique qui mettrait en avant notre rationalité comme outil de choix. Il ne s'agit pas de dire que nos choix ne sont pas ni uniquement rationnels, ni en partie rationnels, mais que la rationalité même telle que nous la comprenons est normalisée socialement. Notre manière de réfléchir, de juger est construite socialement. Il n'y a pas d'un côté la raison et de l'autre la pression sociale. Envisager ce rapport de cette manière est déjà biaisé. Ainsi notre incapacité à nous organiser politiquement face à une crise d'une manière générale, et à des injustices localisées, ne relèverait pas seulement d'un choix politique s'appliquant à des conditions de vie sociale qui elles, seraient neutres, c'est-à-dire dénuées de valeurs éthiques ou politiques. Une des implications à mon propos est de dire qu'un mode de vie entendu comme un ensemble de normes sociales propres à un individu ou à un type de population est politique. Et par mode de vie il faut entendre, je ne fais là que répéter ce que j'ai dit plus haut, non pas simplement ce que nous désignons par mode de vie comme choix rationnels de préférence de telle ou telle solution technique proposée par la société (qui ne ferait que réduire le mode de vie à l'alimentation, le travail, le logement, la consommation) mais une totalité englobant les faits et gestes les plus anodins jusqu'aux symboles les plus ancestraux.
Cela doit pointer un fait essentiel : tout est politique. Et s'il faut enfin rentrer dans des considérations pratiques, concrètes en prenant des situations de problématiques liées à l'écologie, au sexisme, au spécisme, on pourrait commencer en disant que la moindre interaction avec la nature, avec une personne de sexe opposée ou avec un animal non-humain s'inscrit dans un double rapport : la contrainte de dériver et de répondre à des normes établies, et la liberté parfois nécessité de se défaire de ces normes. Et c'est là qu'il faut être prudent et ne pas croire que se défaire des normes établies c'est pouvoir se défaire des normes en général. Sortir d'une norme, ne pas répondre à une règle n'est pas pour autant se situer comme a-normal, en dehors de toute norme. C'est au contraire, en vue de la liberté comme autonomie, décider soi-même de la norme, créer une autre norme.
Par abus de langage on peut dire d'un comportement qu'il est anormal parce qu'il ne correspond pas à la norme majoritaire, mais il est toujours en un sens normal dans la mesure où les règles sociales ne s'explicitant pas, elles s'énoncent en se faisant. Ainsi choisir un mode de vie différent c'est décider de faire de celui-ci une norme alternative, c'est vouloir qu'une autre règle vienne remplacer l'ancienne. On peut aussi résumer cette idée en disant que l'on choisit toujours ou bien de perpétuer un système, ou bien d'aller contre.
Ainsi une habitude alimentaire comme tradition culturelle ne peut se justifier en disant que c'est « normal ». Cela revient à une tautologie. Si je demande pourquoi manger de la viande est une habitude alimentaire acceptée et défendue dans une société, je demande pourquoi celle-ci est-elle instituée, normalisée. La question est alors de savoir qu'est-ce qui justifie qu'un comportement aie plus de valeur qu'un autre. Répondre que c'est parce que c'est normal n'apporte donc rien au problème. Mais c'est pourtant cette dynamique qui semble justifier des attitudes collectives. Ce n'est donc pas simplement la préférence sensible ou le choix rationnel, mais le fait de suivre ou non les autres dans la conservation ou l'élaboration d'une norme sociale.