Cette
question part d'un constat simple : la prise de conscience d'un
problème ne suffit pas à vouloir le résoudre. Il ne suffit pas de
penser ni de vouloir que les choses changent pour effectivement se
mettre à essayer de les changer. Ainsi, si la raison est nécessaire,
elle n'est pas suffisante. Elle serait suffisante si nous étions des
êtres purement rationnels. Nous ne sommes pas, en tant qu'humains
non plus complètement pulsionnels. Nous sommes des êtres sociaux,
appartenant à un système de symboles explicites et implicites,
matériels et immatériels.
Tous nos comportements ont une valeur normative d'un point de vue
social. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que la moindre nuance
dans la manière que nous avons de parler, de manger, de marcher, de
nous tenir debout, assis, d'interagir avec d'autres individus, avec
l'environnement est significative à l'échelle de la société. Cela
veut dire que nos moindres gestes mais également toutes nos
croyances, nos pensées, nos représentations sont à la fois les
causes et les conséquences de la dynamique sociale, puisqu'en
réalité il convient aisément d'admettre que cette dynamique qu'on
oppose à un idéal d'« ordre » n'est rien d'autre que la
société elle-même.
Là on l'on pourrait facilement rentrer dans un débat qui opposerait
la règle et la liberté, dans ce cadre de réflexion il est facile
de dépasser les deux. Les normes sociales sont en ce sens les règles
implicites, c'est-à-dire que l'on n'exprime ni verbalement, ni à
travers des lois écrites (comme les normes juridiques qui
constituent le Droit) qui nous obligent à nous comporter de telle ou
telle manière (c'est leur dimension contraignante) tout en nous
laissant la possibilité, le choix d'adhérer ou non à telle ou
telle norme (c'est leur dimension émancipatrice). Mon propos est
simple et vise à mettre en avant le fait que toutes ces règles sont
les raisons de notre impuissance politique. Mais puisqu'elles fondent
le mécanisme même de notre capacité d'agir politiquement (en
groupes, de manière collective) c'est par ces règles que nous
pourrons bouleverser le système actuel.
Cette problématique posée de la sorte peut être comprise d'une
manière générale et acceptée sans grande résistance. Tout le
monde s'accordera à dire qu'il existe des règles sociales qui sont
nécessaires à la vie en société, tout le monde acceptera que
celles-ci sont changeantes, et l'on verra facilement en quoi nous y
sommes soumis. Seulement, s'il s'agit ici de faire une critique des
normes sociales c'est premièrement pour en élargir la catégorie et
y inclure davantage sinon la totalité de nos actions, de nos
pensées, de nos affects.
Quelles que soient les lois ou la nature des lois qui gouvernent nos
relations sociales, chacun-e d'entre nous agit et ré-agit en
fonction des autres. La psychologie et la sociologie doivent en ce
sens nous permettre de mieux voir comment des mécanismes qui
paraissent aussi « purs » et indépendants tels que nos
perceptions (sensibles) sont affectés par les normes sociales. Un
exemple simple est le langage articulé. Il est clair que les
individus d'une langue à l'autre n'entendront pas les mêmes
sonorités mais ne percevront pas par exemple les mêmes nuances de
couleurs, selon le vocabulaire dont ils disposent. Autrement,
chacun-e peut faire l'expérience quotidienne de l'influence de ce
qu'on appelle la « mode » et qui désigne le changement
constant de tendances de consommation. C'est justement au-delà de
ces mécanismes apparents et bien acceptés que j'aimerais nous
emmener.
Les phénomènes dit « de mode » qui s'expriment à
travers le langage ou la consommation sont les mêmes qui dominent
notre vie quotidienne profonde. Ceci doit venir alors s'opposer à
une vision intellectualiste de la politique qui mettrait en avant
notre rationalité comme outil de choix. Il ne s'agit pas de dire que
nos choix ne sont pas ni uniquement rationnels, ni en partie
rationnels, mais que la rationalité même telle que nous la
comprenons est normalisée socialement. Notre manière de réfléchir,
de juger est construite socialement. Il n'y a pas d'un côté la
raison et de l'autre la pression sociale. Envisager ce rapport de
cette manière est déjà biaisé. Ainsi notre incapacité à nous
organiser politiquement face à une crise d'une manière générale,
et à des injustices localisées, ne relèverait pas seulement d'un
choix politique s'appliquant à des conditions de vie sociale qui
elles, seraient neutres, c'est-à-dire dénuées de valeurs éthiques
ou politiques. Une des implications à mon propos est de dire qu'un
mode de vie entendu comme un ensemble de normes sociales propres à
un individu ou à un type de population est politique. Et par mode de
vie il faut entendre, je ne fais là que répéter ce que j'ai dit
plus haut, non pas simplement ce que nous désignons par mode de vie
comme choix rationnels de préférence de telle ou telle solution
technique proposée par la société (qui ne ferait que réduire le
mode de vie à l'alimentation, le travail, le logement, la
consommation) mais une totalité englobant les faits et gestes les
plus anodins jusqu'aux symboles les plus ancestraux.
Cela doit pointer un fait essentiel : tout est politique. Et
s'il faut enfin rentrer dans des considérations pratiques, concrètes
en prenant des situations de problématiques liées à l'écologie,
au sexisme, au spécisme, on pourrait commencer en disant que la
moindre interaction avec la nature, avec une personne de sexe opposée
ou avec un animal non-humain s'inscrit dans un double rapport :
la contrainte de dériver et de répondre à des normes établies, et
la liberté parfois nécessité de se défaire de ces normes. Et
c'est là qu'il faut être prudent et ne pas croire que se défaire
des normes établies c'est pouvoir se défaire des normes en général.
Sortir d'une norme, ne pas répondre à une règle n'est pas pour
autant se situer comme a-normal, en dehors de toute norme. C'est au
contraire, en vue de la liberté comme autonomie, décider soi-même
de la norme, créer une autre norme.
Par
abus de langage on peut dire d'un comportement qu'il est anormal
parce qu'il ne correspond pas à la norme majoritaire, mais il est
toujours en un sens normal dans la mesure où les règles sociales ne
s'explicitant pas, elles s'énoncent en se faisant. Ainsi choisir un
mode de vie différent c'est décider de faire de celui-ci une norme
alternative, c'est vouloir qu'une autre règle vienne remplacer
l'ancienne. On peut aussi résumer cette idée en disant que l'on
choisit toujours ou bien de perpétuer un système, ou bien d'aller
contre.
Ainsi
une habitude alimentaire comme tradition culturelle ne peut se
justifier en disant que c'est « normal ». Cela revient à
une tautologie. Si je demande pourquoi manger de la viande est une
habitude alimentaire acceptée et défendue dans une société, je
demande pourquoi celle-ci est-elle instituée, normalisée. La
question est alors de savoir qu'est-ce qui justifie qu'un
comportement aie plus de valeur qu'un autre. Répondre que c'est
parce que c'est normal n'apporte donc rien au problème. Mais c'est
pourtant cette dynamique qui semble justifier des attitudes
collectives. Ce n'est donc pas simplement la préférence sensible ou
le choix rationnel, mais le fait de suivre ou non les autres dans la
conservation ou l'élaboration d'une norme sociale.
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