Extraits du premier chapitre : L'invention du travail
Ce
que nous appelons « travail » est une invention de la
modernité. La forme sous laquelle nous le connaissons, pratiquons et
plaçons au centre de la vie individuelle et sociale, a été
inventée, puis généralisée avec l'industrialisme. Le « travail »
au sens contemporain, ne se confond ni avec les besognes, répétées
jour après jour, qui sont indispensables à l'entretien et à la
reproduction de la vie de chacun ; ni avec le labeur, si
astreignant soit-il, qu'un individu accomplit pour réaliser une
tâche dont lui-me ou les siens sont les destinataires et les
bénéficiaires ; ni avec ce que nous entreprenons de notre
chef, sans compter notre temps et notre peine, dans un but qui n'a
d'importance qu'à nos propres yeux et que nul ne pourrait réaliser
à notre place. S'il nous arrive de parler de « travail »
à propos de ces activités – du « travail ménager »,
du « travail artistique », du « travail »
d'autoproduction – c'est en un sens fondamentalement différent de
celui qu'a le travail placé dans la société au fondement de son
existence, à la fois moyen cardinal et but suprême.
[…]
La
rationalité économique a été longtemps contenue non seulement par
la tradition mais aussi par d'autres types de rationalité, d'autres
buts et d'autres intérêts qui leur assignaient des limites à ne
pas franchir. Le capitalisme industriel n'a pu prendre son essor qu'à
partir du moment où la rationalité économique s'est émancipée de
tous les autres principes de rationalité pour les soumettre à sa
dictature.
[…]
L'organisation
scientifique du travail industriel a été l'effort constant de
détacher le travail en tant que catégorie économique quantifiable
de la personne vivante du travailleur. Cet effort a d'abord pris la
forme d'une mécanisation non du travail mais du travailleur
lui-même : c'est-à-dire la forme de la contrainte au rendement
par le rythme ou les cadences imposés. Le salaire au rendement, en
effet, qui eût été la forme la plus rationnelle économiquement,
s'est originellement révélé impraticable.
[…]
Ainsi,
la rationalisation économique du travail n'a pas consisté
simplement à rendre plus méthodiques et mieux adaptées à leur but
des activités productives préexistantes. Ce fut une révolution,
une subversion du mode de vie, des valeurs, des rapports sociaux et à
la nature, l'invention au
plein sens du terme de quelque chose qui n'avait encore jamais
existé. L'activité productive était coupée de son sens, de ses
motivations et de son objet pour devenir le simple moyen
de gagner un salaire. Elle cessait de faire partie de la vie pour
devenir le moyen de
« gagner sa vie ». Le
temps de travail et le temps de vivre étaient disjoints ; le
travail, ses outils, ses produits acquéraient une réalité séparée
de celle du travailleur et relevaient de décisions étrangères.
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