L'époque
critique (« moderne ») : autonomie et capitalisme.
Un
tournant décisif s'opère au XVIIIème siècle ; il prend
conscience de lui-même avec les Lumières, et continue jusqu'aux
deux guerres mondiales du Xxième siècle. Le projet d'autonomie se
radicalise, aussi bien dans le champ social et politique
qu'intellectuel. Les formes politiques instituées sont mises en
question ; des formes nouvelles, impliquant des ruptures
radicales avec le passé, sont créées. Le mouvement se développant,
la contestation envahit d'autres domaines, au-delà du domaine
strictement politique : les formes de propriété,
l'organisation de l'économie, la famille, la position des femmes et
les relations entre sexes, l'éducation et le statut des jeunes. Pour
la première fois dans l'ère chrétienne, la philosophie rompt
définitivement avec la théologie (jusqu'à Leibniz, au moins, les
philosophes non marginaux se sentent obligés de fournir des
« preuves » de l'existence de Dieu, etc.à Une énorme
accélération du travail et une expansion des champs de la science
rationnelle ont lieu. En littérature, comme dans les arts, la
création de nouvelles formes ne fait pas que proliférer, elle est
consciemment poursuivie pour elle-même.
En
même temps est créée une nouvelle réalité sociale-économique –
en elle-même, un « fait social total » : le
capitalisme. Le capitalisme n'est pas simplement l'interminable
accumulation pour l'accumulation, mais la transformation implacable
des conditions et des moyens de l'accumulation, la révolution
perpétuelle de la production, du commerce, de la finance et de la
consommation. Il incarne une signification imaginaire sociale
nouvelle : l'expansion illimitée de la « maîtrise
rationnelle ». Après un temps, cette signification pénètre
et tend à informer la totalité de la vie sociale (par exemple
l'État, les armées, l'éducation, etc.). Moyennant la croissance de
l'institution capitaliste nucléaire : l'entreprise, elle se
matérialise dans un nouveau type d'organisation
bureaucratique-hiréarchique ; graduellement, la bureaucratie
mangériale-technique devient le porteur par excellence du projet
capitaliste.
La
période « moderne » (1750-1950, pour fixer les idées)
peut être le mieux définie par la lutte, mais aussi la
contamination mutuelle et l'enchevêtrement de ces deux significations
imaginaires : autonomie d'un côté, expansion illimitée de la
« maîtrise rationnelle » de l'autre. Elles mènent une
coexistence ambiguë sous le toit commun de la « Raison ».
Dans son acception capitaliste, le sens de la « Raison »
est clair : c'est l'« entendement » (le Verstand
au sens de Kant et de Hegel), c'est-à-dire ce que j'appelle la
logique ensembliste-identitaire, s'incarnant essentiellement dans la
quantification et conduisant à la fétichisation de la
« croissance » pour elle-même. À partir du postulat
caché (et en apparence évident) que le seul objet de l'économie
est de produire plus (d'outputs)
avec moins (d'inputs),
rien ne doit faire obstacle au processus de maximisation : ni la
« nature » physique ou humaine, ni la tradition, ni
d'autres « valeurs ». Tout est convoqué devant le
tribunal de la Raison (productive) et doit démontrer son droit à
l'existence à partir du critère de l'expansion illimitée de la
« maîtrise rationnelle ». Le capitalisme devient ainsi
un mouvement perpétuel d'une auto-ré-institution de la société
censément « rationnelle », mais essentiellement aveugle,
par l'usage sans restriction de moyens (pseudo-)rationnels en vue
d'une seule fin (pseudo-)rationnelle.
Extrait de « L'époque du conformisme généralisé » (1989) dans Le monde morcelé - Les carrefours du labyrinthe 3 (1990), éditions du Seuil, p.18-20.
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